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mercredi 22 juin 2011

Tunisie : un tournant pour le secteur de la microfinance ?

In TOUNES2020 et Portail, juin 2011

Entretien avec Khaled Ben Jilani,de Tuninvest-Africinvest, suite à la conférence « La microfinance en Tunisie : Réalités et perspectives »

Dresser un état des lieux du secteur de la microfinance en Tunisie et débattre de ses orientations pour l’avenir, c’est ce que proposait la récente conférence « La microfinance en Tunisie : Réalités et perspectives » organisée par TOUNES2020, un think-tank au service du développement économique et social de la Tunisie. Nous avons demandé à un co-organisateur de la conférence, Khaled Ben Jilani (de Tuninvest-Africinvest, membre de TOUNES2020 et partenaire de la conférence) de nous livrer ses réflexions sur les résultats de la conférence et la situation de la microfinance dans son pays.




M. Ben Jilani, quel était l’objectif de cette conférence pour ses organisateurs, et a-t-elle selon vous atteint son but ?

L’organisation de cette conférence a été lancée au lendemain de la révolution tunisienne, alors que nous découvrions une pauvreté tue par le régime passé et à laquelle nous voulions apporter des solutions. Cette conférence n’est donc qu’un des moyens choisis afin de sensibiliser le public, les autorités et le secteur privé sur le potentiel en terme d’impact social et économique de la microfinance. Ce n’est pas la première conférence sur le sujet organisée en Tunisie étant donné qu’Enda Interarabe (la première association de microfinance en Tunisie) avait déjà organisé plusieurs évènements similaires.

Quatre ministres tunisiens ont pris la parole en ouverture de la Conférence, c’est le signe d’une réelle volonté partagée au niveau du gouvernement de transition de développer la microfinance ?

Clairement, le développement de la microfinance est l’un des thèmes prioritaires de ce gouvernement de transition qui y voit un moyen efficace de lutte contre l’exclusion. Néanmoins, il nous semble que la microfinance seule ne peut répondre à tous les impératifs économiques du pays en terme de lutte contre la pauvreté. La microfinance doit être intégrée à une stratégie plus large de relance d’une petite économie de quartier et des régions, et pourrait ainsi apporter sa pierre à l’édifice de développement du pays.

Au cours d’un des ateliers a été présentée une étude financée par l’Union européenne en 2010 sur la situation et le potentiel de la microfinance en Tunisie*. Pouvez-vous nous en dire plus sur les conclusions de cette étude ?

Cette étude a été financée par l’Union européenne dans un contexte où la microfinance était plutôt un sujet qui dérangeait, car il était plutôt utilisé par le régime déchu comme outil de contrôle et de soumission des populations les plus pauvres, à travers une aide conditionnée par l’affiliation politique à ce régime.

Consciente de l’enjeu d’un tel secteur, l’Union européenne a mandaté différentes études sur le marché et la réglementation afin de mesurer la demande en microcrédit et les obstacles réglementaires pour le développement d’une offre pertinente.

Les résultats de ces étude sont sans équivoque par rapport à l’existence d’un besoin important estimant le marché du microcrédit (et non de la microfinance) à près de un million et demi de personnes et activités génératrices de revenus pour une offre évaluée à moins de 500 000 microcrédits offerts.

Les ateliers sur la réponse de la microfinance à l’exclusion financière et l’offre au-delà du microcrédit ont amené les panelistes à réaffirmer quelques fondamentaux du secteur (clients au cœur des préoccupations, besoins diversifiés, professionnalisation du secteur, etc.). Diriez-vous que ces fondamentaux sont insuffisamment partagés ou intégrés en Tunisie ?

En effet, les panélistes et l’ensemble des professionnels ayant participé à la conférence nous ont rappelé que le microcrédit n’est qu’une des composantes d’un marché de la microfinance.

D’ailleurs, les statistiques nationales montrent aujourd’hui qu’il existe des besoins importants en produits de microfinance. En l’occurrence, si on prend le taux de bancarisation de 53%, cela laisse près de 3 millions d’adultes sans accès à des services financiers classiques, à l’exception des seuls services d’épargne et de transfert de la Poste, qui est souvent perçue comme une administration publique plutôt qu’une institution financière. Or sur ces 3 millions de personnes, au-delà des familles démunies, on peut compter des chefs de petites entreprises, des artisans et autres petits salariés dont les besoins en produits financiers peuvent être sophistiqués.

Faute de vision et de moyens pour certains ou d’un cadre adéquat pour d’autres, les acteurs actuels n’ont réussi qu’à apporter des produits essentiellement centrées sur le microcrédit. Aujourd’hui, il est clair pour tous les acteurs que les besoins en autres produits de microfinance est élevé, manque une certaine volonté politique du superviseur d’ouvrir l’accès à ces produits aux populations qui en sont exclues…

Quelles sont les principales entraves au développement du secteur de la microfinance en Tunisie aujourd’hui ?

Jusqu’à aujourd’hui, la microfinance tunisienne n’a pas été au centre de la politique nationale de développement. En particulier, les gouvernements passés n’ont quasiment pas légiféré sur le secteur, le laissant orphelin d’une réglementation cadre et d’une politique de développement du secteur.

De plus, la majorité des acteurs actuels ont été contraints de mettre en œuvre une politique de crédit basée sur l’appartenance politique de leurs clients et bénéficiaires et leur proximité au parti au pouvoir (vs. leur intégrité et solvabilité).

Enfin le secteur a été circonscrit aux formes d’associations et d’ONG, excluant de facto toutes sociétés de microfinance promues par des acteurs privés. Pour toutes ces raisons, et à la notable exception d’Enda Interarabe, le secteur est resté extrêmement fragmenté, avec plus de 280 associations de microfinance recensées, principalement dépendant des refinancements étatiques.

Mais la Tunisie a très récemment fait évoluer sa réglementation en supprimant le plafonnement des taux d’intérêt sur les microcrédits (dans le cas de financements hors BTS). Quelle est l’implication de cette évolution pour le développement du secteur ?

Quasiment nulle. Pour Enda-Interarabe, cette nouvelle loi n’apporte rien de nouveau étant donné qu’elle avait déjà été exemptée de la contrainte du taux excessif. Tous les autres acteurs avaient et ont toujours recours au financement BTS, car ils n’ont ni la taille critique ni le niveau de professionnalisation nécessaire pour attirer un financement privé ou international substantiel. Enfin, le déplafonnement, accompagné d’autres incitations aurait pu avoir un impact, mais le déplafonnement du taux seul n’apportait pas de solution aux autres insuffisances d’un secteur en manque d’un véritable cadre réglementaire et de mécanismes incitatifs permettant une évolution des acteurs actuels vers un ou des modèles pérennes.

La conférence a été suivie d’une séance de travail restreinte visant à établir une feuille de route. Quelles prochaines étapes préconise-t-elle ?


Le gouvernement actuel est conscient des enjeux que peut revêtir le secteur et travaille sur un plan de relance du secteur sur trois différents axes.

D’abord, le ministère des Finances prépare une nouvelle réglementation devant permettre plus de flexibilité à l’évolution du secteur. En particulier, cette réglementation devrait permettre l’émergence de nouveaux types d’acteurs sous forme de société ou la transformation d’associations en sociétés de microfinance.

Ensuite, le gouvernement a commencé l’élaboration d’un cadre et d’une stratégie de la microfinance. Ce cadre a pour objectif de mieux structurer un écosystème propice au développement du secteur au travers par exemple de la création de solutions de refinancement et de garantie des institutions de microfinance.

Enfin, une relance du secteur ne peut se faire sans un accompagnement des petits acteurs vers un modèle viable. Pour cela, le gouvernement devrait mettre à la disposition des acteurs qui en ont la volonté des instruments leur permettant de s’institutionnaliser, de se regrouper et de repartir sur des bases saines.

Pensez-vous que la microfinance en Tunisie est en train de vivre un tournant ?

Si elle ne le vit pas déjà, elle s’y prépare oui. Tout dépendra de la flexibilité introduite par la nouvelle réglementation en microfinance et de la volonté des acteurs, existants et nouveaux de se saisir de cette nouvelle politique. Dans tous les cas de figure, si la microfinance n’a fait qu’amorcer ce tournant, le microcrédit en Tunisie, lui, ne sera jamais plus comme avant.

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